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Pour approfondir
la question :
Antagonism
Les
cahiers antispécistes
Protection
mondiale
des
animaux de ferme
|
La
Libération animale de Peter Singer,
Grasset,
2e édition
revue et
corrigée, 1993.
Par sa concision, la solidité
de son argumentation et sa documentation, ce livre a beaucoup contribué
à propager la lutte contre l'élevage industriel et les tests
sur les animaux, en y intégrant l'idée de libération
animale et le combat contre le spécisme ("racisme" envers les autres
espèces animales). La deuxième édition, revue et corrigée,
du best-seller de Peter Singer montre aussi comment l'approche de la question
animale a évolué, puisqu'à l'époque de la première
version en 1975, l'antispécisme n'existait pas en tant que mouvement
clairement défini. La majeure partie de antispécistes est,
à l'heure actuelle, singerienne, et le nom de Singer commence même
à être cité par les associations de défense
des animaux moins radicales. Certains groupes activistes, dont l'organisation
internationale ALF (Animal Liberation Front), se réclament de Singer,
qui pour sa part cautionne leur action de son aura de philosophe. Le lien
entre théorie (analyse de la situation), propagation des idées
par le biais de livres et de revues (diffusion) et action directe non-violente
(lutte concrète) est donc ainsi assurée.
Ce livre constitue une bonne introduction
aux différents aspects de la question : problèmes d'éthique,
exposition des faits, conseils sur le végétarisme, brève
histoire du spécisme et du mouvement de libération animale.
Les faits exposés par Singer sur l'exploitation de l'animal par
l'homme, particulièrement dans l'industrie (tests dermatologiques,
vivisection) et dans l'élevage (batteries) sont éloquents,
et sa démonstration sur l'utilité du boycott, y compris sous
la forme du végétarisme, assez efficace. Sur ce dernier point,
il faut insister sur le fait que pour Singer, le fait de ne pas manger
de viande est bien une forme de boycott, conçue de manière
relativement tolérante, et non un refus absolu de se nourrir d'êtres
vivants. Ouvertement matérialiste, Singer semble considérer
la notion d'être vivant comme une abstraction d'origine religieuse.
C'est un débat sérieux, sur lequel il faudra revenir dans
un article ultérieur, car il nécessite une clarification
sur la manière d'aborder le vivant dans une perspective matérialiste,
qui pourrait déboucher sur des conclusions très divergentes
des siennes.
En outre, la philosophie utilitariste
de Singer, fondée sur la notion de douleur et non de vie, l'amène
à des paradoxes, parfois développés dans la presse
antispéciste. Par exemple, après avoir dans la première
édition, comme il le rappelle lui-même, soutenu que l'on pouvait
manger des coquillages dans la mesure où ceux-ci, dépourvus
de système nerveux, ne connaissaient pas la souffrance, il se ravise
dans cette nouvelle version en admettant que sur ce point, la science n'est
pas totalement affirmative. Il est vrai que la limite principale du végétarisme,
c'est précisément de repousser la barrière arbitraire
entre humains et autres animaux en la ramenant à une barrière
entre animaux et autres ordres (végétaux pour l'essentiel),
ce qui n'est guère satisfaisant. Hélas, ce type d'arguments,
riche en réels débats d'éthique matérialiste,
ne sert souvent qu'aux non-végétariens comme une couverture
commode pour leur refus d'examiner sérieusement la question.
Antispécistes
et libertaires
Il existe actuellement un paradoxe
troublant dans le mouvement libertaire français. Alors que le débat
sur la "malbouffe" est au centre des préoccupations, et que l'on
dénonce volontiers les OGM, on voit déjà moins d'articles
sur la vache folle et la listériose. Et si on s'interroge sur le
brevetage du vivant, on évite de poser la question de sa consommation.
Plus encore, le problème de l'élevage en batterie n'est quasiment
jamais posé dans son aspect éthique, alors que les mouvements
antispécistes, même modérés (comme Protection
Mondiale des Animaux de Ferme), ont considérablement fait avancer
les choses sur ce terrain.
Cela va plus loin. Il existe une véritable
méfiance envers les militants "antispé" : article diffamatoire
dans Réflexes, motion anti-antispé proposée au congrès
de la FA, attaques physiques contre des militants antispé, sans
compter la haine entretenue par certains catholiques de gauche (comme le
très anti-antispéciste Paul Ariès, de la revue Golias).
La désinformation sur les thèses de Singer amène à
un climat de tension entre libertaires et antispécistes, bien que
ceux-ci se réclament généralement de l'anarchisme,
ou comme dans les pays anglo-saxons, du "véganarchisme". Attaqué
par des Autonomes lors d'une tournée en Allemagne, Singer est parvenu
à dialoguer avec ses agresseurs, leur montrant qu'ils auraient pu
commencer par lire ses textes avant d'utiliser la violence...
La raison officiellement invoquée
pour cette mise à l'écart vient des écrits de Singer
sur la question des handicaps. Spécialiste d'éthique, Peter
Singer a largement travaillé sur des sujets extrêmement sensibles
: la responsabilité des personnes handicapées mentales, l'avortement,
les handicaps lourds. Ses conclusions l'amènent notamment à
penser que l'avortement et l'infanticide doivent être permis pour
les handicaps non-viables ou provoquant de terribles souffrances. Cette
position théorique a été assimilée à
de l'eugénisme, ce dont il se défend. La lecture de ses textes
publiés en français (Questions d'éthique pratique)
montre qu'il ne peut en aucun cas s'agir d'eugénisme, dans la mesure
où la question centrale est celle du droit de l'individu et non
de l'amélioration de la race. Le fait est que les thèses
de Singer sur l'antispécisme sont difficilement dissociables de
celles sur le handicap, en raison de la profonde cohérence interne
de sa pensée.
Cela ne signifie pourtant pas que
tout antispécisme doive être singerien. En tant que telle,
l'idée selon laquelle il n'existe pas de supériorité
de l'homme sur les autres espèces animales, ni de droits à
leur égard, peut être développée selon d'autres
perspectives.
Libération
humaine ou libération animale ?
L'autre problème est la vieille
méfiance envers la défense des animaux, considérée
comme une manière de se détourner de la défense des
humains. Récemment, un camarade libertaire m'écrivait que,
bien que végétarien, il se considérait comme spéciste
dans la mesure où il consacrait tout son temps à défendre
les humains. Autrement dit, il pose la question des priorités dans
les luttes, mais aussi, implicitement, de l'articulation entre la lutte
pour la libération de l'humanité et de la lutte pour la libération
animale.
On touche effectivement au défaut
principal du livre de Singer. Bien qu'il soit nettement "de gauche" (antiraciste,
antisexiste, antifasciste) et qu'il cite Marx à l'occasion, le philosophe
australien s'en tient, dans son ouvrage pourtant le plus diffusé,
strictement sur le terrain de la dénonciation de l'élevage
en batterie et des tests sur les animaux, sans montrer clairement comment
ces pratiques s'intègrent dans le système capitaliste. Bien
sûr, il montre comment ces pratiques sont favorisées dans
le but exclusif de faire du profit, mais il ne va pas beaucoup plus loin.
Il existe un parallèle frappant
entre l'aliénation de l'animal en batterie et celle de l'ouvrier
en usine. On peut, pour appréhender ce phénomène,
s'appuyer sur les hypothèses de l'ethnobotaniste Haudricourt, pour
qui il existe un lien entre le traitement appliqué aux plantes ou
aux animaux d'une part et aux humains d'autre part. Il ne s'agit pas seulement,
comme le faisaient les associations de défense des animaux au XIXe
siècle, de considérer qu'en réduisant la violence
envers les animaux, on limitera la violence entre les êtres humains.
Bien au delà, il s'agit de prendre en compte un ensemble de relations
idéologiques entre l'homme et l'animal, autour des idées
de domestication, de production ou de reproduction.
On peut appliquer l'idée d'Haudricourt
à l'étude du monde industrialisé. En l'absence d'étude
historique complète sur la question, on peut penser que l'évolution
de l'élevage "traditionnel" à l'élevage en batterie
a suivi les mêmes étapes que la "rationalisation" du travail
industriel, en s'inspirant des mêmes schémas productivistes.
Dans les deux cas, il y a réification de l'individu, réduit
au rang de simple pièce dans la chaîne de production. Pour
l'élevage, le sommet de ce productivisme étant constitué
par la mainmise complète sur la reproduction et l'application d'un
strict eugénisme, alors que toutes les tentatives sur l'homme ont
été dénoncées, et appliquées de manière
relativement marginales en dehors du régime nazi. Ce n'est pas un
hasard si les théoriciens de l'eugénisme ont puisé
leurs modèles dans la zootechnie. Là encore, il existe une
faiblesse dans le discours actuel de la gauche "radicale", car on ne peut
pas affirmer que "le monde n'est pas une marchandise" sans se poser la
question de l'animal.
Antispécisme,
lutte des classes, domestication
D'une certaine manière, on
pourrait poser les animaux domestiques comme une classe, la plus basse
et la plus exploitée de tous (je n'ose pas dire, exploitée
jusqu'à la moelle). En laissant de côté la question
complexe des animaux de compagnie, on peut dire qu'il existe deux formes
d'exploitation : soit comme force de travail (animaux de traits, de monte,
de garde, etc.), auquel cas leur situation s'apparente exactement à
de l'esclavage (Aristote s'est posé la question en ces termes) ;
soit plus directement, comme énergie consommée sous la forme
de nourriture. C'est une perspective intéressante à explorer,
car cela transforme radicalement le sens du combat antispéciste
en l'intégrant plus généralement dans celui de la
lutte de classes. Quelles sont les particularités de classe des
animaux exploités ? Les conditions particulièrement extrêmes
de leur aliénation, leur impossibilité pratique de communiquer
sur une large échelle, de transmettre une expérience ou tout
simplement de se révolter.
Il ne faut pas oublier, comme le
rappelle l'archéozoologue Gauthier, que pour domestiquer une espèce,
il faut sélectionner les individus les plus dociles, les moins farouches,
les plus résistants au stress. Comme pour les militaires, résume-t-il
caustiquement, il faut choisir les plus bêtes (in Et l'Homme créa
l'animal, éditions Errance). Cette sélection par le calme
se répète à chaque génération, puisque
les zootechniciens recherchent précisément ce type de tempérament.
Autrement dit, on ne laisse survivre, depuis des milliers d'années,
que les individus les plus dociles inaptes à refuser l'exploitation.
La conscience de classe n'étant donc pas le fort des bovins, il
ne faut pas trop compter que l'émancipation des vaches de batteries
sera l'œuvre des vaches de batterie elles-mêmes. Il faut donc que
cette libération vienne de l'extérieur.
Dans ce rapport de classe, l'anthropocentrisme,
doctrine prônée notamment par les religions monothéistes
et qui constitue l'un des piliers de la philosophie occidentale, constitue
une justification idéologique de la domination. Elle permet aux
humains exploités de se situer au dessus des animaux, de se placer
eux-mêmes dans le rôle de dominants, même lorsqu'ils
sont en bas de l'échelle sociale. Ce rapport peut être purement
intellectuel, sans s'appliquer sur des animaux réels : c'est une
manière de se positionner au sein d'une échelle de valeurs.
Ce type d'analyse a déjà été largement proposés
par les féministes radicales, qui montrent comment les femme sont
placées dans un rapport de subordination qui permet à l'homme
dominé au sein d'un rapport d'exploitation dans son travail de se
trouver en situation de dominant dans la sphère privée. C'est
une hypothèse qui pourrait faire l'objet d'autres de développements.
Un antispécisme
marxiste ?
La question reste donc de savoir
si la libération animale est compatible ou non avec le capitalisme.
Dans une brochure intitulée Beasts of Burden, la revue conseilliste
anglaise Antagonism tente de poser les bases d'un antispécisme marxiste,
et répond affirmativement, en considérant que si la lutte
anti-capitaliste doit entre autre passer par la lutte contre l'exploitation
des animaux, il ne faut pas négliger la possibilité d'un
capitalisme végétarien, qui épargnerait les animaux,
mais continuerait d'exploiter les humains. Cependant, rappellent-ils, il
faut se placer sur le terrain de la réalité du capitalisme
actuel, et le combattre de manière systématique. Cette brochure
mériterait d'être traduite, même si elle est en partie
constituée de citations de Marx, de Camatte et de Dauvé,
comme si l'aval direct des autorités était nécessaire
pour mener un travail théorique, alors même que ces auteurs
n'ont peu ou pas travaillé sur la question animale. Elle fera sans
doute l'objet d'une note de lecture séparée.
Dans cette perspective anticapitaliste,
le livre de Singer constitue une base utile, mais très insuffisante
car il ne montre pas suffisamment ce lien indissoluble, et laisse du même
coup penser que la lutte pour la libération animale n'est qu'une
lutte sectorielle, qui ne remettrait pas en cause le système lui-même,
une forme de sentimentalisme "petit-bourgeois" sans lien avec la lutte
des classes.
Or, l'analyse du capitalisme actuel
montre l'importance prise par l'exploitation animale dans deux secteurs
clés : l'industrie pharmaceutique (tests) et l'agroalimentaire (élevage),
deux secteurs qui sont sous les feux de la critique anticapitaliste. La
lutte contre l'exploitation des animaux peux donc sans difficulté
participer à ce combat, et même constituer l'un des axes centraux,
à condition que les anticapitalistes conséquents acceptent
de renoncer à leurs préjugés spécistes et en
tirent les conséquences nécessaires. Il ne s'agit pas d'une
question de sentimentalisme ou de préférer défendre
les animaux plutôt que les humains, mais de proposer une critique
globale du système, à la fois dans ses conséquences
et son idéologie.
On retombe sur l'idée de Haudricourt,
d'une manière dialectique : pour penser un changement social cohérent,
on doit nécessairement mettre à nu les mécanismes
idéologiques du système actuel. Ce travail de décorticage
fait apparaître le rôle de l'anthropocentrisme (ou spécisme)
et de la relation d'exploitation entre l'homme et l'animal domestique,
comme l'un des éléments structurants de l'idéologie
dominante, et comme l'un des fondements de l'économie mondiale,
puisqu'elle justifie la pratique des trusts pharmaceutiques et agroalimentaires.
Plusieurs questions importantes n'ont
pas été évoquées ici, : celle de l'animal sauvage
et des relations complexes entre antispécisme et écologisme
radical, celle des relations entre humanité et sociétés
animales, celle de la préservation ou non des espèces domestiques
menacées, celle du rôle des religions monothéistes
dans l'anthropocentrisme, le rôle du stress dans l'aliénation
humaine ou animale, pourraient également faire l'objet de plus amples
développements. D'autres articles y seront, je l'espère,
consacrés par la suite. Celui-ci constituait la suite d'une réflexion
déjà engagée précédemment (21/08/99
et 09/01/00), en approfondissant certaines
idées. C'est ce type de travail théorique que se propose
de mener le Cercle social, à un rythme qui est celui de la maturation
des idées.
Nicolas (26/04/00)
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